<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Éclatement et reconstruction de la Russie depuis 1991. Jean-Robert Raviot

3 novembre 2021

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : YUZHNO-SAKHALINSK, RUSSIA - JUNE 12, 2021: People gather to form the shape of Russia as it appears on the world map during the #WeRussia flash mob as part of celebrations of Russia Day in Gornolyzhnaya Street. Sergei Krasnoukhov/TASS/Sipa USA/33720645/AK/2106121012

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Éclatement et reconstruction de la Russie depuis 1991. Jean-Robert Raviot

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La disparition de l’URSS et l’éclatement de son territoire ont été des événements majeurs de la fin du XXe siècle. Un nouvel ordre européen et mondial a émergé de cette dislocation, un nouvel ordre qui permet de comprendre une partie du monde d’aujourd’hui. Entretien avec Jean-Robert Raviot sur les causes et les conséquences de la fin de l’URSS.

Cet entretien est la transcription d’une partie de l’émission podcast réalisé avec Jean-Robert Raviot. L’émission peut être écoutée ici.

Jean-Baptiste Noé : Les programmes de lycée parlent de « l’éclatement d’un empire ». L’Union soviétique en 1991 était-elle un empire ?

Jean-Robert Raviot : Au sens métaphorique oui, un empire en voie d’éclatement dès la fin des années 1980. Cet empire s’était édifié sur les décombres d’un empire déjà écroulé, l’URSS étant le résultat de la sortie de la crise de l’empire russe de 1917, à la suite de la révolution d’Octobre et de la guerre civile qui donne lieu au contrôle bolchevik sur cet empire, pas seulement en Russie. L’URSS a des traits d’un empire, mais c’est aussi une rupture avec l’empire : c’est un État parti, il ne faut pas ignorer que le parti communiste est le seul au pouvoir, non seulement le parti dirigeant, mais celui qui contrôle l’État dans sa totalité sur le principe du socialisme. C’est toutefois un État fédéral, avec 15 Républiques fédérées, elles-mêmes comptant des régions et districts autonomes, le tout étant basé sur le principe de la territorialisation des nationalités. C’est avant tout un cadre juridique, sans réalité politique, la domination du parti étant verticale. Toutefois, avec une telle fédération, on ne peut pas parler d’un empire, il y a des dynamiques centripètes entre centre et républiques, voire entre républiques, mais ces conflits, ces tensions qui comptent, entre Russes et autres nationalités notamment, restent étouffés par le pouvoir. Ces conflits sont anciens et latents, ils ont pour certain été aggravés par le découpage du territoire orchestré par Staline dès les années 1920, qui visait à neutraliser ces conflits. À regarder l’ensemble des conflits postsoviétiques actuels, gelés ou non, on a toujours des problèmes de frontières internes et des découpages soviétiques foireux (Donbass excepté). La forme fédérale de cet empire joue un rôle déterminant et, à la fin des années 1980, les nationalités fédéralisées reprennent du terrain et des forces politiques à la faveur de l’écroulement progressif du parti. Elles s’installent dans le vide d’un État soviétique qui, privé de parti, s’effondre. C’est l’une des raisons de la chute de l’URSS.

JBN : L’économie et les difficultés agricoles jouent aussi…

JRR : Oui, l’économie est la première raison de l’effondrement. Elle piétine, la croissance est faible et les dirigeants soviétiques changent de stratégie économique dans les années 1970 : ils font le choix d’entrer dans la mondialisation et de devenir une puissance exportatrice d’hydrocarbures. L’URSS exploite les gisements en Sibérie occidentale et construit des oléoducs et gazoducs pour l’exportation vers l’Europe. C’est une rupture avec le principe du socialisme en un seul pays. On devient une puissance exportatrice et avec les devises on achète ce dont on a besoin à l’extérieur, les technologies et les produits agricoles, car l’URSS n’est pas autosuffisante sur ce plan. On lance alors une nouvelle génération de cadres, de managers soviétiques, on crée des écoles non pas de commerce, mais d’administration économique. Vingt ans plus tard, cette génération arrive à maturité et commande largement l’économie. Cette économie qui stagne affaiblit le pouvoir politique qui cherche des stimulations, à relancer l’économie, face au constat du retard (pas de photocopieuses, appareils photo soumis à licence…). C’est ainsi que naît l’embryon de la perestroïka de Gorbatchov, dans les cercles dirigeants, d’économistes, de sociologues, y compris en Sibérie. La perestroïka conduit à un effet d’hétérotélie : en voulant relancer le système soviétique, la perestroïka l’a finalement détruit.

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JBN : Gorbatchov a cherché non pas à mettre un terme à l’URSS, mais à la réformer pour la faire perdurer…

JRR : Absolument, et en commençant par l’économie. Il s’agit de trouver une nouvelle politique économique pour retrouver une croissance perdue. Le système soviétique a très bien fonctionné parce que c’est une économie de mobilisation : c’est une économie centralisée, militarisée, avec notamment la main-d’œuvre carcérale. Mais lorsqu’on passe à une économie plus fondée sur la qualité, le développement, l’innovation, la société de consommation… le système ne fonctionne pas. Cela se voit dès les années 1960, même chez les économistes soviétiques, qui publient des articles très critiques dans des revues.

JBN : Ils peuvent le faire librement ?

JRR : Ils peuvent le faire dans des cercles étroits et des revues lues par 300 personnes… Mais sous Khrouchtchev déjà, des réformes (Liberman…) sont lancées, mais elles ne portent pas leurs fruits parce qu’on tombe sur le problème de la verticalité soviétique. Toute l’économie est nationalisée, publique, gérée par des ministères de branche rigides, c’est une économie de commandement administratif qui n’est pas suffisamment souple pour s’adapter à un environnement en constante évolution. Il faut 20 ans pour que ce constat arrive à la tête de l’État et s’incarne dans un changement politique : ce n’est que dans les années 1980 que cela devient un programme de réformes, qui naît d’abord dans l’Académie des sciences de l’URSS, dans une revue intitulée Eco. C’est en 1985 que cela sort au grand jour : le programme de la perestroïka est celui-là. Les réformes promues par Gorbatchov se heurtent au Comité central du parti, haute administration de l’État… Tout d’abord, certains s’opposent par principe à la réforme, mais la plupart s’opposent sur la méthode de commandement administratif qui répare, laissant peu d’initiatives aux chefs d’entreprises. C’est donc une véritable opposition à Gorbatchov, mais une petite minorité est au contraire favorable et veut accélérer le mouvement, autour de Boris Ieltsine, venu de l’Oural pour diriger Moscou comme une vitrine réformatrice. Assez vite, il devient ingérable, Gorbatchov l’a qualifié « d’erreur » de sa part dans une interview en 2009. En 1987, devant le comité central du parti, Ieltsine qualifie les opposants à perestroïka de nocifs… S’ensuit son exclusion du comité central, ce qui fait sa carrière : il devient alors un leader populiste en 1988-89, anticommuniste, et anti-appareil. On voit le paradoxe…

JBN : En 1991, d’un côté les nationalités non russes s’émancipent, et de l’autre il y a un mouvement russe de renversement de Gorbatchov qui aboutit en 1991… Et finalement l’URSS disparaît sans répression, sans atteinte massive aux populations, sans catastrophe humaine majeure…

JRR : Il y a quand même des incidents avec des morts. Plusieurs crises éclatent, avec des pogroms anti-arméniens à Bakou en 1988, une répression de manifestants à Tbilissi en 1989, le Soviet suprême de Lituanie qui a déclaré son indépendance en 1991 est encadré de forces de police armées et se barricade, c’est une sorte de siège qui est très médiatisé en occident, donnant lieu à des morts et un recul du pouvoir central à Moscou. Il faut se rappeler ces épisodes, il est faux de dire que la chute de l’URSS n’a pas eu tellement d’effets en termes de morts. Quand Poutine dit en 2005 que « La chute de l’URSS a été la plus grosse catastrophe géopolitique du XXe siècle », c’est exagéré, mais ça a été perçu comme tel pour beaucoup de Soviétiques, c’est un traumatisme. Gorbatchov s’est vite retrouvé face à une opposition importante à ses réformes économiques. En se heurtant aux instances politiques, il cherche à les contrôler, à imposer la transparence en proposant par ailleurs de télédiffuser en direct les réunions du comité central, pour montrer à quel point ses opposants étaient aussi redoutables que ringards. En 1987, il y a une crise au sein du parti, Gorbatchov y est en minorité, aussi il fait en 1988 le choix de faire passer le pouvoir du parti entre les mains de l’État (Soviets, gouvernement…), puis les élections semi-libres en 1989 puis libres en 1990. Il se fait élire président de l’URSS en 1990 par le nouveau parlement soviétique et met peu à peu le parti sur la touche, détruisant son monopole et abolissant son rôle dirigeant en 1990. Parallèlement il mène une politique de désarmement et de rapprochement avec l’occident, politique très concrète sur laquelle il capitalise, mais qui était alors perçue comme lointaine, les gens se préoccupant surtout de problèmes internes. Tout cela permet l’émancipation de certaines nationalités : Ukraine, Géorgie pays baltes, Azerbaïdjan… connaissent l’essor des mouvements nationaux qui deviennent peu à peu majoritaires ou en nombre suffisant pour faire changer la ligne du parti communiste de l’intérieur. Gorbtachov prévoit alors la conclusion d’un nouveau traité par lequel l’URSS devient Union des Républiques socialistes Souveraines, avec un vrai fédéralisme. Cela échoue avec le putsch d’août 1991 : il avait pris l’initiative de réunir les présidents des 15 Soviets suprêmes du 20 au 21 août, il est parti en vacances en Crimée fin juillet et une partie du gouvernement soviétique tente de faire un putsch pour rétablir l’ordre soviétique pré-perestroïka. Le putsch échoue lamentablement, car Ieltsine, président de la Russie, prend l’initiative de le faire échouer et de ramener Gorbatchov. Une partie de la population soutient alors Ieltsine, et ce dernier exige de Gorbatchov, le 22 août, la signature d’un décret déclarant la dissolution des organisations du parti. L’État est dissous par les instances de l’État lui-même. Dans les républiques non russes, le processus de souveraineté, déjà bien lancé, aboutit : le 24 août, l’Ukraine déclare son indépendance, suivie des autres républiques, y compris les républiques d’Asie centrale qui n’avaient pas lancé de processus d’indépendance avant et qui se sont retrouvées devant le fait accompli du vide politique. Le 8 décembre 1991, le traité signé entre les présidents de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine dit que « L’URSS a cessé d’exister en tant qu’État et que réalité géopolitique ». S’ensuivent 15 États indépendants confrontés à des problèmes de souveraineté et de frontières.

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JBN : La décennie 1990 semble une décennie sombre pour la Russie, tout s’effondre, mais rien ne semble vraiment se reconstruire, en termes d’économie et d’habitus démocratique… C’est une période de souffrance pour les Russes ?

JRR : Oui si on la regarde avec nos yeux d’aujourd’hui. Les indicateurs démographiques montrent une chute de la natalité, une hausse de la mortalité infantile, une baisse de l’espérance de vie notamment masculine, ce dernier chiffre étant au plus bas. On perd 5 ans d’espérance de vie entre 1985 et 1995, en temps de paix. Ces indicateurs objectifs témoignent d’une crise profonde, crise sociale liée à la crise économique, politique, de l’État… Désormais, l’argent est primordial, davantage que les réseaux, on passe à un système capitaliste. Le simple citoyen doit acquérir des devises, des dollars, des bureaux de change ouvrent à tous les coins de rue : les gens changeaient immédiatement leurs roubles en dollars pour capitaliser. Le chamboulement de la vision du monde, de l’environnement social et économique, est total. Certains historiens font un parallèle entre les dix ans de la Révolution française et les dix ans de cette période russe appelée là-bas « les années folles » : ce dernier parallèle n’est pas faux, la population s’appauvrit, mais sur fond de l’émergence d’un nouveau capitalisme et d’enrichissement d’autres personnes. La Russie voit de nouvelles inégalités sociales, avec des nouveaux riches, les « nouveaux Russes » dont les plus puissants se font appeler les oligarques ; le pouvoir politique semble surfer sur la vague plutôt que d’avoir le contrôle des choses. La décomposition des années 1990 est la poursuite de celle des années 1980. Poutine parle de « verticale du pouvoir » : la chaîne de décisions, c’est-à-dire le PC, ayant disparu, il faut reconstituer cette chaîne. L’État russe n’ayant pas véritablement de corps, étant une république de l’URSS, il est très faible. Il se reconstitue sur fond de crise totale du système, plus rien n’est stable. La reconstitution se fait, mais de manière anarchique, spontanée et sans cadre juridique, tout est à refaire. Les oligarques s’enrichissent par des opérations diverses, frauduleuses, qui s’inscrivaient dans un vide juridique total : la notion d’abus de bien social n’apparaît dans le Code pénal russe qu’en 1989, faute de propriété privée dans le droit. Ce capitalisme des années 1990 est sauvage, il est le fruit du vide. Si l’URSS s’était réformée, tout cela aurait dû être créé aussi. Cette parenthèse est désenchantée, un auteur russe dit qu’on est hors du temps. Ces années 1990 sont très négativement connotées dans la Russie actuelle, mais en tant qu’historiens il ne faut pas se contenter de cette vision monocolore : on ne comprend pas la Russie actuelle sans les années 1990 qui voient une constitution nouvelle, une culture politique née à cette époque ou en réaction contre celle-ci. Poutine est lui-même une créature des années 1990 et sa politique est une réaction contre celle-ci, le poutinisme est une réaction à ces années.

JBN : Aujourd’hui, on dirait que la Russie veut récupérer des espaces de l’ex-URSS, des éléments de la puissance dans le conflit syrien. Même d’un point de vue économique, les hydrocarbures développés dans les années 1970 restent majeurs dans la puissance russe…

JRR : Les années 1970 voient le choix de devenir une puissance exportatrice, les années 1980 en voient la mise en œuvre… En Europe de l’Est, on sent cette importance : le gaz russe y reste la ressource principale. Les années 1990 sont des années de crise, de désindustrialisation massive (-30%), notamment de l’industrie de pointe. Ainsi, les années 2000 coïncident avec 3 facteurs qui font de Poutine ce qu’il est devenu. Arrivé au pouvoir un peu par hasard sans y être vraiment préparé, il est avant tout loyal envers l’État lorsqu’il arrive au Kremlin, il incarne 3 forces majeures dans l’élite russe des fonctionnaires. Tout d’abord, une réaction politique à la désagrégation du fédéralisme russe : les entités fédérées sont dans un marchandage fédéral constant, sans unité juridique, constitutionnelle, dans un marchandage entre Kremlin et régions (on voit les guerres en Tchétchénie et les faiblesses du pouvoir), les gouverneurs des régions devenant des patrons de clientèle locale exigeant tant d’impôts… le fédéralisme est désormais bancal et inégalitaire, ce qui énerve les fonctionnaires de l’État fédéral. L’administration présidentielle russe est l’héritière directe du comité central du PCUS, l’État russe ayant repris la plupart des administrations du parti qui comptaient de bons fonctionnaires qu’on n’allait pas licencier. L’arrivée de Primakov à la tête du gouvernement donne de l’autorité pour un fédéralisme plus organisé en vue de la création d’un organe juridique stable. Par ailleurs, il y a un volet économique : les nouveaux Russes s’en sortent pas mal, devenant une sorte de classe moyenne de 15 à 20% de la population, avant d’être tondus pendant la crise de 1998, avec la fermeture par l’État de 2000 banques et la perte de confiance envers le pouvoir. Enfin, un événement international d’ampleur est la crise du Kosovo avec l’intervention de l’OTAN en Serbie : le plan Potkova a été lancé sur l’intox selon laquelle le régime de Milosevic massacrait son peuple… En Russie, c’est un choc pour l’opinion publique : au début des bombardements, on a vu des manifestations de la jeunesse devant les ambassades américaines, on entendait « aujourd’hui Belgrade, demain Moscou », on s’identifiait aux Serbes en disant que l’occident bombarde des gens sans raison claires ni mandat de l’ONU. C’est un déclic. On prend conscience de l’affaiblissement de la Russie. Primakov se rend à Washington… et fait demi-tour au milieu de l’Atlantique, refusant de négocier avec Washington. De superpuissance, la Russie semble être devenue un pays qu’on pourrait bombarder demain, c’est un vrai choc pour l’opinion publique.

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À propos de l’auteur
Jean-Robert Raviot

Jean-Robert Raviot

Docteur en sciences politiques. Professeur de civilisation russe contemporaine à l'université Paris-Nanterre.
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